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Premier arrivé, premier servi ?

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La semaine dernière, nous avons parlé des sujets géopolitiques liés à notre retour sur la Lune. Est-il vraiment raisonnable de penser que le premier arrivé sur la Lune pourra empêcher les autres d’y faire leurs affaires (comme semblent le penser la Chine et les Etats-Unis) ? Que le retour sur la Lune va être un nouveau Far West cruel et sans règles si on ne fait rien pour le réguler (comme le suggèrent parfois les intéressés du droit spatial et l’UNOOSA) ?

Je recopie la citation de Ye Peijian ci-dessous, triste témoin de la mentalité du jeu à somme nulle :

“L’univers est un océan, la Lune est les îles Diaoyu, Mars est l’île de Huangyan. Si nous n’y allons pas maintenant bien que nous en ayons la capacité, alors nos enfants nous le reprocheront. Si d’autres y vont, ils en prendront possession, et vous ne pourrez plus y aller même si vous en avez envie. C’est une raison suffisante.”Ye Peijian


Une découverte intéressante de ces dernières années est la présence, aux pôles de la Lune, de zones au fond de cratères qui ne voient jamais la lumière du soleil. Comme il y fait toujours très froid, de la glace s’y est déposée (le soleil ne la fait jamais s’évaporer). Lorsque nous y serons, nous pourrons y extraire de l’eau 💧 et d’autres composés utiles à notre vie sur place et notre voyage de retour vers la Terre, sans avoir besoin de tout apporter avec nous.

En plus, pas loin il y a des montagnes (dunes?) tellement hautes qu’elles sont presque tout le temps au soleil ☀️. On les appelle parfois les “pics de lumière éternelle” : c’est un peu un abus de langage, car elles sont tout de même illuminées moins de 90% du temps (cette vidéo de la NASA montre 1 an de cycles de jours et nuits). Pratique en tout cas pour y poser des panneaux solaires, et ne pas avoir à attendre qu’on sache fabriquer des gros réacteurs nucléaires qualifiés pour le vol spatial.

C’est the place to be, il y a fort à parier que tout le monde voudra s’installer là-bas pour commencer.

“Le” pôle sud et ses zones d’ombre permanente. Mentalement, ça n’a pas l’air grand, ce n’est “qu’un endroit”. Qu’en est-t-il en pratique ?

Carte des zones d’ombres permanentes du pôle sud la Lune, surlignées en bleu. Visuel par Ernie Wright, 2013.

Gardons en tête que cette image ne représente qu’une partie d’un des deux pôles de la Lune (qui est, au passage, seulement un des nombreux corps célestes du système solaire). Vous voyez le petit carré rouge que j’ai rajouté sur l’image ci-dessus ?

C’est le cratère de Shackleton. Il y a de l’eau dedans, et il ressemble à ça :

Le cratère de Shackleton. Image originale par Jorge Mañes Rubio.

J’ai rajouté la Tour Eiffel sur le bord du cratère pour qu’on se rende mieux compte de sa taille. Il fait 21km de diamètre, plus de 3 fois la taille de Paris intra-muros.

Une autre visualisation que j’ai faite, qui met les choses en perspective par rapport à nos capacités actuelles en robotique : voici le trajet, à l’échelle 1:1, effectué par le rover Opportunity durant ses 15 années d’opérations sur Mars, superposé au crater de Shackleton :

Trajectoire résultant de 15 ans d’opérations du rover Opportunity sur Mars, rapporté à l’échelle au-dessus du cratère Shackleton sur la Lune.

Les rover lunaires devraient pouvoir conduire plus vite car la gravité est plus faible (il faut moins de puissance), et on peut envoyer des commandes plusieurs fois par jour, mais quand même, ça donne un ordre de grandeur. On regarde 15 ans là 😮.

Quand on voit ça, on s’en rend bien compte : même si plusieurs organisations voulaient s’installer autour du même cratère (alors qu’il y en a des dizaines, et qu’il y a deux pôles), ce ne serait pas la place qui manquerait. Les zones de lumière quasi-permanente sont plus rares, mais comme l’a dit Michael Mealling à la conférence LDC 2020:

“Celles-ci sont plus limitées que les régions d’ombres permanentes […] Elles sont si peu nombreuses que certains cercles de la politique spatiale et de la défense nationale pensent que ces zones seront contestées. Si les zones de lumière quasi-permanente aux pôles deviennent des zones contestées parce que les gens veulent les utiliser… J’aimerais avoir ce problème. Il y a certains problèmes que j’appelle des problèmes à Champagne. Si je peux avoir ce problème, j’ouvrirai une bouteille de Champagne. Je serai heureux, car cela signifiera que les gens développent les pôles de la Lune et trouvent de la valeur à y être. Et c’est un avenir dans lequel j’aimerais vivre, même s’il y a eu un peu de conflits pour savoir qui pourra installer des choses sur ces sommets.”Michael Mealling à la conférence LDC 2020, vers 57m10s.

Espérons que Michael ouvre bientôt son Champagne ! 🍾

Kevin Cannon, qui a fait plusieurs cartes très intéressantes des pôles de la Lune, pour identifier les zones les mieux loties selon divers critères, ne semble pas penser que ces emplacements spéciaux seront sources de conflits :

“Tout le monde ne voudra pas accéder aux mêmes endroits: la sélection du site dépend des objectifs et de l’architecture de la mission. Les pics de lumière éternelle sont illuminés moins de 90% du temps. Il faut tout de même prévoir les systèmes pour survivre à la nuit, donc cela pourrait valoir le coup de faire une concession sur l’illumination pour profiter d’autres avantages.”Kevin Cannon sur Twitter.


Dans tous les cas, construire des infrastructures sur la Lune prendra beaucoup de temps – même sur Terre, construire une ville de la taille de Paris prendrait des années et un budget monstrueux. Une puissance qui tarderais à se lancer pour des raisons politiques ou manque de vision ne serais pas vraiment pénalisée même si elle prenait une décennie de retard. Un pays encore en développement aujourd’hui qui commencera son aventure spatiale dans 50 ans ne manquera pas de place pour s’y installer en temps voulu, non plus.

Nous n’avons pas besoin de nous battre ni de nous exclure, ou de mettre en place des règles pour ne pas nous marcher dessus. L’espace est grand. Entraidons-nous pour avancer, plutôt que de nous mettre des bâtons dans les roues. Il sera toujours temps de décider des règles en chemin, la connaissance et l’expérience du terrain en plus (nécessaire pour être pertinent).

Le jeu à somme nulle n’existe que dans nos têtes.

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